Inventaire et accumulation dans l’art un siècle en stock succession de portraits, bouches à incendie en série, valises empilées : qu’il ait une résonance sociologique, ironique ou sinistre, l’inventaire est une forme artistique majeure. Une façon de saisir les traces d’un monde en mutation perpétuelle. Le 5 décembre dernier, le collectif Scheppe Böhm Associates (SBA) présentait à la Fondation Cartier, à Paris, son stupéfiant inventaire de 60 000 photos de New York, répertoriées en quelques grandes catégories : « portières de voitures », « bouches à incendie », « poubelles » « enseignes à lettres manquantes ». Une semaine plus tard, c’était au Russe Alexandre Pietlioura d’y installer son étrange collection de 20 000 vêtements. En 2000, l’artiste américain Joseph Grigely couvrait un mur du musée d’Art moderne de la Ville de Paris de Post-It griffonnés, alors que le Brésilien Jac Leirner y punaisait des centaines de sacs en plastique. Et on pourrait encore citer le Cubain Felix Gonzales-Torres recensant les morts par balle (à partir de faits divers lus dans les journaux), le Français Paul-Armand Gette lisant les 5 945 noms de plantes nomenclaturées par Linné ou encore le Suisse Spoerri alignant 117 fioles d’eau de sources bretonnes.

Eclairant, absurde, maniaque, drôle, morbide ou désespéré : l’inventaire est une des formes artistiques majeures d’aujourd’hui - et un grand nombre de manifestations viennent, chaque semaine, confirmer cette tendance. L’exposition « Voilà », qui clôturait le siècle et le millénaire au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, rassemblait quantités d’artistes « accumulateurs », depuis August Sander, photographe allemand né en 1876, jusqu’au jeune plasticien français très en vogue Fabrice Hybert, en passant par Spoerri, les Français Claude Closky ou Christian Boltanski, histoire de prouver que cette manie compulsive ne s’applique pas au seul art contemporain mais à tout le XXe siècle.

Lequel, toutefois, ne l’a pas inventée. A la Renaissance, les fameux cabinets de curiosités et leurs amas de bizarreries botaniques, minérales, animales et même artistiques témoignaient d’un émerveillement devant « le monde en train d’être découvert ». Plus tard, au XIXe siècle, l’inventaire photographique devient l’outil privilégié de la science et de la connaissance. Il permet d’établir toutes sortes de typologies, par exemple du corps humain et de ses maladies, de décomposer le mouvement ou encore d’inventorier des monuments. Jusqu’à ce que les scientifiques délaissent peu à peu ces pratiques de recensement et que les artistes s’en emparent. A la veille de la Première Guerre mondiale, le photographe August Sander commence un répertoire d’anonymes de l’Allemagne de son temps, des portraits classés en « paysans », « gamins des villes », « bohémiens », « patrons », « artistes », « nomades ». Tout en cherchant à comprendre les transformations sociales de son époque, il élabore là un document d’une force artistique inégalée. Et qui restera une oeuvre de référence pour des générations d’artistes (comme aujourd’hui le Français Charles Fréger avec ses portraits de miss, de collégiens, de légionnaires…). Avec Sander, l’inventaire fait son entrée dans l’art du XXe siècle.

Désormais, le monde occidental est en perpétuelle transformation : révolution dans les transports, accélération des communications, de la production industrielle. Pour les artistes, il s’agit à tout instant de saisir les traces de ce monde mutant avant disparition imminente. De le comprendre aussi. Or l’accumulation s’avère être un formidable accélérateur de perceptions. Une succession de portraits, par exemple, peut agir à la manière d’une statistique instantanée et faire surgir l’essence d’un groupe social. La vision répétitive, quasi cinématographique du monde peut aussi en révéler les fantasmes, les souffrances, les faces cachées, et peut même augurer de l’avenir. Ainsi, en Allemagne, les époux Bernd et Hilla Becher répertorient depuis les années 60 les sites industriels en voie de disparition : silos, châteaux d’eau, chevalement de mines, hauts-fourneaux… Dans le milieu de la photographie sérielle, leurs images ont fait école.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’accumulation prend une force symbolique particulière, évoquant les innombrables anonymes laminés dans les camps d’extermination, le goulag, les populations déplacées… L’empilement devient une expression sinistrement appropriée pour raconter ce siècle de la guerre industrialisée et des utopies appliquées. On ne peut pas voir un entassement de valises ou de dentiers d’Arman sans penser à Nuit et Brouillard, le film réalisé par Alain Resnais après l’ouverture des camps de concentration, ou encore aux objets laissés par les immigrants lors de leur passage à Ellis Island, dernier sas avant New York et l’Amérique. Ni voir les toiles du peintre polonais Roman Opalka envahies de la suite infinie des nombres sans penser aux tatouages des déportés.

Quand Boltanski expose des Inventaires après décès, quand il accumule des photos d’inconnus ou des masses de vêtements, il évoque des cohortes d’absents, en même temps qu’il les « pointe ». Ce pourrait être le pendant artistique de l’immense collectage d’identités des victimes de la Shoah entrepris par l’avocat Serge Klarsfeld. Lequel prône le « un + un + un… » plutôt que l’entité « 6 millions de juifs… ». Seule différence (de taille !), l’avocat élabore un document véridique, quand Christian Boltanski, comme la plupart des artistes accumulateurs, construit des fictions évocatrices. Ainsi Boltanski a-t-il toujours pris soin justement de ne pas utiliser des photos de juifs, mais par exemple « celles de Suisses morts découpées dans la rubrique nécrologique de journaux, précisément parce qu’il s’agit de ressortissants d’un pays neutre ». La démarche de l’accumulation est si forte qu’elle se suffit à elle-même et n’a pas besoin d’être soutenue par un quelconque certificat de véracité.

D’ailleurs, quand la société subit à nouveau une des plus fortes mutations du siècle et entre dans l’âge de la grande consommation, l’empilement, fictif ou non, devient le langage privilégié du pop art pour raconter la pléthore d’objets. Arman, encore lui, entasse inlassablement (et sous Plexiglas) violons, brocs, médicaments, dentiers, fers à repasser, peignes, engrenages. « Au sortir des privations de la guerre, se souvient-il aujourd’hui, cette profusion d’objets à consommer avait quelque chose d’incongru. Aussi mes oeuvres étaient-elles chargées d’une critique douloureuse et pessimiste. » Quant au peintre islandais Erró, il bourre ses toiles d’une infinité d’images reconnaissables par tous : gâteaux, avions, oeuvres d’art, personnages politiques, voitures… de quoi susciter l’effroi d’avoir le cerveau ainsi gavé. En 1957, Roland Barthes, dans Mythologies, se lance dans un recensement systématique des modes émergentes de la société de consommation, du catch au péplum, en passant par l’eau de Javel, le plastique ou le Tour de France. Dix ans plus tard, dans son roman Les Choses, Georges Perec dresse l’inventaire des goûts et des tics de « ces technocrates à mi-chemin de la réussite » à travers des personnages imaginaires.

Certains artistes, surtout depuis les années 80, poussent l’exercice plus loin : après l’inventaire fictif qui fait sens, ils cultivent l’inventaire fictif du non-sens. Sans idéologie, sans croyance en l’homme ni dans le progrès, comment parler du monde ? En empilant des sacs plastique, en alignant des bouteilles d’eau minérale ou en raboutant des mots comme Claude Closky, qui lance un « tête d’affiche, fiche tricot, cocaïne, inch Allah, à la une, Uniprix, prix sympa, Paméla, la bohème, MK2 » jusqu’à l’absurde. A sa manière aussi, le Français Raymond Hains construit un réseau informatique poétique et détraqué à son usage exclusif : dans une performance intime il relie marques, noms de rue, patronymes… par glissements, allitérations, coïncidences, calembours, mots-valises, rapprochant par exemple le compositeur Reynaldo Hahn du Pétrole Hahn ou le café Brise-Miche du brise-lames de Saint-Malo. Si jubilatoires que peuvent être, ou paraître, ces oeuvres, elles n’en hurlent pas moins un irrépressible dégoût du monde.

A l’aube du XXIe siècle, les artistes semblent être allés au bout de ces démarches de désespoir. Mais pour aborder un autre registre. Aussi, dans les installations tentaculaires et fragiles de la jeune artiste new-yorkaise Sarah Sze, quand les milliers de Coton-Tige, pilules, crayons, capsules, lames de rasoir, touffes d’herbe vibrent sous le souffle du visiteur dans une moiteur de laboratoire, c’est un soupçon de vie qui palpite là, même précaire. Et quand les trois photographes du collectif SBA passent au crible la ville de New York, les poubelles, les Caddie, les enseignes cassées, c’est afin de « lire la ville » comme un corps s’adaptant à l’adversité, afin de surprendre les urbains en train de se réapproprier une mégalopole faite d’abord pour une population active et nantie, et pas pour les autres. Ce nouveau regard, à la fois ethnologique et hautement artistique, se place définitivement du côté de l’humain. Sans doute la crise sociale, urbaine, économique et politique qui s’avance à grands pas dicte-t-elle aux artistes, accumulateurs fous ou non, une autre culture de l’urgence.